samedi 14 février 2015

Le storytelling

Comme déjà évoqué dans un article précédent, nos réflexes de pensée sont parfois trompeurs, et peuvent biaiser notre réflexion rationnelle. Par exemple, lorsque je pose ma main sur une plaque chauffante qui est très chaude, un automatisme (un réflexe) me la fait retirer rapidement.
Notre pensée, par un mécanisme "réflexe", "invente" alors l'histoire suivante:
"La plaque était chaude, j'ai pris conscience de la brûlure et j'ai donc retiré ma main".
J'y vois, tout naturellement, un rapport de cause à effet: une prise de décision consciente liée à la douleur, suivi de l'action idoine. Mais le réflexe passe par le système nerveux (les nocicepteurs) et un premier influx nerveux rapide parcourt environ trente mètres par seconde (douleur aiguë et rapide), tandis qu'un second, plus lent, remonte à la vitesse d'environ un mètre par seconde vers le cortex préfrontal. Je ne vais pas détailler ces 2 circuits mais il est évident que le réflexe lié à la douleur va bien plus vite que la conscience de la douleur.  Au minimum, ces 2 influx sont totalement indépendants.
La bonne manière de présenter les choses est donc la suivante:
"La plaque était chaude, j'ai retiré ma main puis j'ai eu conscience de m'être brûlé".

Le biais rétrospectif ou erreur de narration est un biais cognitif qui nous conduit à réinterpréter l'histoire de manière à y introduire des liens de cause à effet, et à nous donner une impression de prévisibilité et donc de contrôle sur ce qui nous arrive. Ce réflexe est le produit d'un mécanisme cognitif qui nous permet d'anticiper l'avenir en fonction du passé.

L'évolution semble d'ailleurs nous avoir doté de systèmes d'anticipation particulièrement efficaces, puisqu'ils nous évitent d'avoir à nous brûler personnellement pour anticiper une brûlure: il s'agit des neurones dits "miroirs": il nous suffit d'observer un autre individu se brûler, et nos neurones "miroirs" s'activent comme si nous nous étions brûlés nous-mêmes, nous permettant ainsi de faire l'économie d'une douleur inutile pour déterminer le lien de cause à effet.

Le problème est que cette capacité d'anticipation est si naturellement intégrée à notre cerveau, et donc à notre façon de penser, qu'il nous est très difficile de nous en affranchir, ce qui nous rend difficile la compréhension de certains concepts comme la multi-causalité, l'auto-organisation, l'émergence, la simultanéité ou simplement le hasard.
Des événements hasardeux mais synchrones nous paraissent liés.
Serait-ce parce que, suivant la loi de Hebb: "deux neurones qui réagissent de manière synchrone se connectent entre eux ?". Quoiqu'il en soit, il semble que notre pensée, aussi rationnelle soit-elle, est très contrainte par l'organisation et le fonctionnement de notre corps et celui de notre cerveau.

A titre d'exemple supplémentaire, il nous est plus difficile de retenir la phrase suivante (1):
"Le roi mourut et la reine mourut"
Que celle-ci:
"Le reine mourut car le roi était mort"

Nous introduisons tout à fait inconsciemment des liens de causalité entre des évènements concomitants, ce qui nous permet de retrouver des faits à partir d'une règle. Par exemple: un magicien tient une balle dans sa main, il fait le geste de la lancer, et nous en déduisons qu'elle a quitté sa main (habile manipulation mentale!)
Cette mémoire associative, nous permet de condenser l'information, un peu comme une technique de compression de données en informatique (mea culpa).

J'ai déjà parlé dans un article précédent de la théorie de l'auto-organisation, mais je me rend compte de plus en plus souvent à quel point elle est contre-intuitive et mal interprétée. Cette théorie ne prouve rien quant à l'organisation de la vie, mais modélise simplement un potentiel, une possibilité d'auto-organisation indépendante d'une volonté planificatrice globale.
Ces modèles d'auto-organisation démontrent qu'une émergence globale est possible à partir d'interactions locales non coordonnées entre les éléments d'un système.

Le piège cognitif de l'interprétation d'un phénomène d'auto-organisation réside dans le fait que le phénomène émergent ne peut pas être prédit, mais qu'il apparaît après coup comme le résultat d'une intention collective réfléchie et planifiée alors qu'il s'agit en fait largement d'un résultat du hasard. (2)

Cette tendance à voir les choses après coup comme étant prévisibles ou intentionnelles a été popularisée par Nassim Taleb dans "Le Cygne Noir" sous l'appellation de "biais de narration". C'est cette tendance, qui nous fait dire "je le savais, je vous l'avais bien dit", alors que nous énonçons quasiment autant de conneries que de prévisions correctes.

Ce biais terrible se double d'un autre biais de notre cerveau, appelé biais de confirmation, qui fait que nous avons tendance à voir dans les faits une confirmation de nos préjugés.

En 1924, Elton  Mayo et ses collègues conduisirent une expérience de psychologie expérimentale dans laquelle ils étudiaient l'effet des conditions de travail sur la productivité des travailleurs de la centrale électrique d'Hawthorne dans l'Illinois. (3)
Ils augmentèrent la température dans les locaux de 2° et la productivité augmenta.
Ils augmentèrent encore la température dans les locaux de 2° et la productivité augmenta encore.
Ils augmentèrent encore la température dans les locaux de 2° et la productivité continua d'augmenter.
Ils étaient à deux doigts de conclure qu'une température tropicale était idéale pour maximiser la productivité.
Finalement, ils rétablirent la température initiale et la productivité augmenta encore.
La conclusion de cette étude, c'est que les employés réagissaient simplement au fait qu'on s'intéressait à eux. Elle est connue sous le nom d'effet Hawthorne.
Mayo et ses collègues ont su reconnaître leur erreur, mais l'expérience d'Hawthorne leur donna d'abord confirmation que les employés se comportaient bien comme les rats de laboratoire sur lesquels ils avaient initialement mené leur expérience.
On trouve forcément ce qu'on cherche...

Daniel Kahneman (4) raconte qu'à l'occasion de son service militaire, alors qu'il enseignait la psychologie à des instructeurs de l'armée de l'air israélienne, il exposait un fait très connu des psychologues: il est plus efficace de récompenser une amélioration que de punir une erreur. Le fait a été confirmé maintes fois par des expériences sur les pigeons, les rats, les hommes et d'autres animaux. Un instructeur lui objecta que c'était peut-être la meilleure solution pour les pigeons, mais pas pour les élèves-pilotes, arguant qu'à chaque fois qu'il avait félicité un élève pour une manœuvre acrobatique, celui-ci s'en tirait moins bien la fois d'après, tandis qu'à chaque fois qu'il avait hurlé dans les écouteurs d'un élève qui avait raté sa manœuvre, celui-ci redressait la barre la fois suivante.
Or, il s'agit d'un phénomène bien connu, purement statistique, qui s'appelle la régression vers la moyenne: l'instructeur ne félicitait que les élèves dont les performances étaient nettement supérieures à la moyenne et ne rabrouait que ceux qui étaient nettement en-dessous. Or, il est statistiquement très probable que celui dont la performance a été très au-dessus la moyenne a eu de la chance, chance qu'il aura statistiquement très peu de chance d'avoir deux fois de suite.
Ainsi, l'instructeur avait-il plaqué une explication causale à un phénomène purement statistique.

Il y a quelques années, j'ai lu "Built to last" (Construit pour durer), un livre issu d'une étude de Jim Collins et Jerry Porras, très détaillé, très argumenté et pour tout dire, tout à fait convaincant. Il s'agit d'un de ces ouvrages en vogue sur le management, où les auteurs passent en revue 18 paires de sociétés concurrentes et analysent pourquoi les unes sont plus efficaces que les autres (ces dernières sont celles qui sont censées avoir les "bonnes" pratiques managériales).
En moyenne, la différence entre les deux groupes de sociétés s'est quasiment annulée dans l'année qui a suivi la publication de l'étude (4).
Encore un échantillon statistique qui subit une régression vers la moyenne.

La réussite (et l'échec) sont plus souvent dus au hasard qu'on ne veut le croire.

Nos raisonnements scientifiques (ou pseudo-scientifiques), basés sur l'induction (voir le problème de l'induction), se marient parfaitement bien avec ces deux biais de notre pensée: le "biais de narration" qui vise à ré-écrire l'histoire en fonction de nos préjugés, et le "biais de confirmation" qui fait que nous avons tendance à voir dans les faits une confirmation de nos préjugés. La conjugaison de ces deux biais peut facilement mener à la cécité théorique, c'est à dire à la négation de tout ce qui contredit un modèle théorique établi.

Comme expliqué dans l'article "la sous détermination des modèles", un nombre gigantesque de modèles peut expliquer l'état d'un système complexe comme un cerveau, une société, une économie, un climat, un écosystème etc.

En conséquence, même après coup, il y a un grand nombre d'explications et de modélisations possibles pour expliquer un phénomène émergent.
Il suffit de faire une petite recherche "Histoire de France" sur Amazon et lire les titres pour comprendre ce que je veux dire. On y trouvera, en vrac:
  • Le Vase de Soissons n'existe pas & autres vérités cruelles sur l'histoire de France
  • L'histoire de France interdite
  • L'altermanuel d'Histoire de France
  • Nos ancêtres les Gaulois et autres fadaises (très bien aussi)
Les interprétations possibles de l'histoire sont nombreuses et les Etats ne se privent pas d'y ajouter leur propre interprétation, pour des raisons politiques évidentes.

En matière de micro-économie, le best-seller "Freakonometrics" (5) illustre aussi superbement bien les différentes interprétations possibles des mêmes phénomènes émergents. D'après les auteurs, la baisse de la criminalité aux USA dans les années 90 ne serait pas liée à la politique de fermeté, mais à la législation sur l'avortement. L'explication est parfaitement convaincante et c'est un plaisir à lire, je vous le recommande.

Un grand nombre d'"experts" (prévisionnistes, économistes, journalistes, chroniqueurs, personnalités politiques etc.) ne se prive d'ailleurs pas d'interpréter les phénomènes émergents à leur manière, ce qui, au passage, leur permet toujours de dire qu'ils avaient raison et qu'ils avaient prévu le phénomène en question.

Cette proposition d'interprétation des faits n'a qu'un but: créer un modèle de pensée qui permette de manipuler l'opinion. Une fois qu'un modèle de pensée s'est imposé à nous (comme un préjugé), notre cerveau verra dans tous les faits une confirmation de ce modèle (biais de confirmation), et lorsqu'un fait contredit le modèle, ce fait sera la plupart du temps ignoré (cécité théorique).
Lorsqu'enfin, il s'avère que l'accumulation de faits contraires ne peut plus être niée, ce sera l'existence même du modèle précédent qui sera niée (biais de narration).

La réinterprétation permanente des faits a même été "industrialisée" sous la forme d'une technique de communication politique ou marketing très efficace baptisée "storytelling".
Si le storytelling est une technique de communication marketing aussi efficace, c'est simplement parce que c'est le mode de fonctionnement normal de notre cerveau.
Nous passons notre temps à nous raconter des histoires, et comme notre cerveau est très plastique, ça ne nous pose aucun problème...

Ce qui légitime la question posée par le grand compositeur JJ Goldman dans la magnifique chanson "Leidenstadt": "Aurais-je été meilleur ou pire que tous ces gens, si j'avais été allemand ?".
Il est bien évident que nous aurions été meilleurs et que nous aurions été dans le camp des résistants face à l'Allemagne nazie. Du moins, c'est la story que nous raconte notre cerveau, mais ce n'est pas ce que montre la célèbre expérience de Milgram...

(1) Extrait du "cygne noir" - Nassim Taleb
(2) Voir Henri Atlan - Le vivant post-génomique ou qu'est-ce que l'auto-organisation?
(3) Voir Richard Robinson - Pourquoi la tartine tombe toujours du côté du beurre
(4) Daniel Kahneman - Système 1/Système 2
(5) Dubner et Levitt - Freakonomics (et la suite: Super-freakonomics)

4 commentaires:

  1. oui le cerveau c'est la "grand illusion", une machine à fabriquer des histoires (avec un peu de morceaux de réalité dedans quand même)
    pour le rapport entre JJG et Milgram, je suis dubitatif. Etre né en 17 à Leisenstadt, ça veut dire 18 ans en 1935. Bon, que démontre l'expérience de Milgram ? la propension à la soumission à l'autorité. Certes, ça peut le faire pour 1935 (et suite) pour notre natif de Leisen-machin. Mais le contexte est autrement complexe que celui de Milgram. Les soldats de la Wehrmacht, contrairement aux cobayes de Milgram, avaient la contrainte. S'ils ne souhaitaient pas se soumettre à l'autorité, il n'avaient pas le choix. En sens inverse, d'autres adhéraient sans avoir besoin de se soumettre à l'autorité. Pas opportunisme personnel, pas fierté d'être allemand, etc etc Pour moi, c'est plus le contexte environnemental qui joue alors que Milgram ne démontre que la soumission naturelle (mais pas automatique, on est assez loin de 100%) à l'autorité.

    RépondreSupprimer
  2. Oui en effet, les choses sont plus complexes dans la réalité qu'elles ne le sont dans des conditions expérimentales. Toujours est-il que la lecture de l'histoire de la guerre peut parfois nous donner le sentiment que nous aurions tous été résistants, alors que l'expérience de Milgram montre que c'est loin d'être évident (biais de narration: on réinterprète l'histoire en fonction des modèles d'aujourd'hui).
    Ce que j'aime bien dans cette chanson de JJG, c'est qu'elle pose simplement la question.

    RépondreSupprimer
  3. L'expérience de Milgram !!! J'attendais le moment où tu en parlerais car je savais que tu en parlerais. Cette expérience me fascine ! Je vous invite à voir la même expérience reproduite en France dans "Le jeu de la mort" (2009).
    https://www.youtube.com/watch?v=6w_nlgekIzw

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Expérience de Milgram contestée par certains de nos jours (notamment le fait que certains "cobayes" aient envoyé jusqu'à la dose létale). Ce qui est amusant à mon avis, c'est que ça démontre l'obéissance "naturelle" au pouvoir. Dans les 60s, le pouvoir, c'était des mecs en blouse blanche, dans les années 2000s, des pétasses de la TV.

      Supprimer

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.