La vision de l'entreprise-machine est issue de l'émergence de la société industrielle du 19ème siècle et du Taylorisme. A l'époque, les entreprises recherchent essentiellement de la main-d'oeuvre pour accomplir des travaux répétitifs et peu qualifiés. (1)
Ces ouvriers venaient généralement du monde paysan et de l'exode rural, ils sont peu disciplinés et vivent au rythme des saisons, et, de même que le 20ème siècle est imprégné du paradigme informatique et computationnel, les patrons du 19ème siècle sont imprégnés de la vision machinique.
L'entreprise s'organise alors comme une machine avec un patron qui réfléchit et des ouvriers qui produisent: un cerveau et des exécutants.
Le travailleur idéal est donc un robot qui fait exactement ce qu'on lui dit de faire sans réfléchir - la réflexion étant laissée au cerveau-central (le patron).
D'où la nécessité de commander, de contrôler et de découper le travail de telle sorte que des robots puisse l'accomplir. Le patron est donc le "grand ordonnanceur" celui qui fait tourner les rouages, tandis que l'employé n'est qu'un exécutant ou un rouage d'une grande machine.
On retrouve cet état d'esprit dans une citation célèbre de Henry Ford (1863-1947): "Why is it that every time I ask for a pair of hand, they come with a brain attached?" ("Comment se fait-il que chaque fois que je demande une paire de bras, elles arrivent avec un cerveau attaché?")
Evidemment, une fois l'employé "robotisé", on lui reproche de ne jamais prendre d'initiatives, c'est à dire, en résumé, d'être un crétin.
Lorsque l'entreprise grossit, le besoin se fait sentir de rouages intermédiaires, obéissant au cerveau-central: le patron.
Cette tâche sera dévolue au "management intermédiaire" auquel sera confié la transmission des ordres du cerveau, avec une très légère touche de délégation car le management intermédiaire est dans la situation ubuesque et schizophrénique de devoir être à la fois un chef, c'est à dire un cerveau-sachant-tout vis à vis des ses subordonnés, tout en étant un subordonné, c'est à dire un simple rouage transmetteur d'ordre vis à vis de son chef.
Petit à petit, se créent des bureaucraties, avec des pyramides hiérarchiques et des couches de management de plus en plus importantes. Par exemple, une entreprise de 100 000 personnes qui aurait 1 manager pour 10 personnes doit payer 11 111 managers, sans compter l'ensemble des fonctions transverses (RH, comptabilité, finances etc.) (2)
La biologie contre la machine
La fin du 20ème siècle et le début du 21ème ont donné naissance à de nouvelles percées dans l'étude du fonctionnement de notre cerveau. La psychologie expérimentale et l'économie comportementale (dont j'ai longuement narré les récentes découvertes dans la saison 2 de ce blog) ont exploré notre cerveau du point de vue externe et holistique, tandis que la biologie, via les neurosciences, l'examinait du point de vue réductionniste (neurologie, IRMf etc.)
Mais en fin de compte, combien avons nous de cerveaux, nous les humains?
Lorsqu'on pose cette question aux gens, ils répondent généralement qu'on en a qu'un, voir deux si on compte le cerveau gauche et le cerveau droit. (4)
En réalité, nous en avons trois, totalement indépendants, dont un au niveau du coeur (de taille similaire au cerveau d'un rat) et un autre au niveau des intestins, d'une taille non négligeable (de taille similaire à celui du cerveau d'un chien).
Cette réalité scientifique avait été découverte au 19ème siècle (1880) par un anatomiste allemand, Léopold Auerbach, et avait tout simplement été "oubliée" par la communauté scientifique.
Si les scientifiques ont "oublié" cette découverte pendant plus d'un siècle, c'est parce qu'elle ne collait pas avec le paradigme dominant, qui est qu'il ne peut y avoir qu'un seul chef, un seul moteur dans la machine, une seule intelligence (5)
Nos trois cerveaux ont été redécouverts dans les années 1990 (cela coïncide avec l'émergence d'Internet, des systèmes distribués et des réseaux sociaux, et peut-être à l'avènement d'un nouveau paradigme, le paradigme biologique, dans lequel le fonctionnement "en réseau" pourrait remplacer le fonctionnement pyramidal hiérarchique)
C'est dans la même foulée, dix ans plus tard, que naissait l'encyclopédie gratuite et collaborative Wikipedia qui fit mordre la poussière au géant Microsoft.
Ce qui motive les employés et leur chef
La théorie classique de la motivation au 19ème siècle est la théorie des besoins assouvis (voir article précédent). Une conséquence implicite de ce modèle de pensée est qu'une fois ses besoins satisfaits, l'homme n'est plus motivé.
Il faut donc bien que quelqu'un s'occupe de le motiver: la boucle est bouclée et le cercle vicieux refermé: il faut un chef qui s'assure que tout ça reste en mouvement et fasse bouger ce mollasson qui tend à rester inerte une fois ses besoins satisfaits.
Encore une fois, toute la responsabilité retombe sur le chef, qui, au passage, doit avoir de l'énergie pour tout le monde (et mérite donc un gros salaire).
C'est donc du 19ème siècle que nous héritons la théorie du management actuel, toujours prédominant dans la plupart des entreprises, et dans laquelle l'employé est donc soit un robot (le cas considéré comme idéal), soit un crétin doublé d'un feignant.
"Cette conception repose sur le postulat selon lequel l'employé n'aime pas travailler. Il est improductif s'il n'est pas surveillé. Il ne travaille que sous la contrainte, voire la menace."
La théorie Y repose sur le postulat selon lequel l'employé aime travailler. Il a besoin d'autonomie, et sa créativité doit être libérée et suscitée. (7)
On se demande tout de même, dans la théorie X, qui motive le chef? Des gènes différents? Une inspiration divine? (Ah non, bien sûr: un gros salaire!)
On note au passage, que les besoins du chef semblent, eux, ne jamais pouvoir être assouvis (D'où le gros salaire). La théorie X implique donc que le chef est uniquement vénal et que l'argent est sa seule et unique motivation.
Les employés ont donc raison de se méfier du chef et vice-versa, ce qui conduit tout le monde à une culture de défiance mutuelle.
Depuis 1943, lorsque Maslow a exposé sa théorie de la motivation et sa pyramide des besoins (8), les chefs d'entreprise "X" passent leur temps à se demander comment motiver leurs employés.
Mais dès 1960, à la question: "Comment motiver les gens?", Mc Gregor leur répond:
"On ne le motive pas. L'homme est motivé par nature (...) S'il ne l'est pas, c'est qu'il est mort"
Et aussi: "L'individu se développera naturellement pour devenir ce dont il est capable pourvu que nous créions les bonnes conditions de cette croissance".
Il élabore ainsi une vision "agricole" du rôle du dirigeant, qui ne consiste plus à "motiver" le salarié mais à cultiver un environnement suffisamment "nutritif" pour développer sa motivation intrinsèque.
Les changements économiques
Le 19ème et les 3/4 du 20ème siècles furent des temps de croissance ininterrompue où la demande était plus forte que l'offre. La question n'était donc pas de trouver la demande: elle était de produire au maximum pour y répondre.
L'organisation "machinique" permettait cette production en masse qui répondait à la démocratisation d'objets autrefois réservés aux plus aisés. C'est ainsi que triompha le modèle de Taylor qui culmina avec le Fordisme et perdure encore de nos jours, où l'organisation scientifique du travail (OST) a encore cours dans une majorité d'entreprises, bien que parfois en version édulcorée.
Mais depuis la fin du 20ème siècle, dans un monde en crise économique et saturé par l'offre, la question n'est plus de produire: la question est de trouver la demande, de se différencier et de rester compétitif.
L'entreprise doit s'adapter à une demande de plus en plus exigeante où c'est le consommateur qui fait la loi (3).
En 1986, les gurus du management Hirotaka Takeuchi et Ikujiro Nonaka publient "The New New Product Development Game" dans la célèbre "Harvard Business Review" (10).
Dans cet article, ils décrivent les changements de l'économie et l'impact des nouveau produits sur les bénéfices:
"Par exemple, chez 3M, les produits âgés de moins de 5 ans représentent 25% des ventes. Un sondage de 1981 sur 700 sociétés américaines indiquait que les nouveaux produits représenteront un tiers des profits générés des années 1980, contre seulement un cinquième dans les années 1970."
Takeuchi et Nonoka ont expliqué comment cette accélération de l'innovation changeait les règles du jeu du management en entreprise, car pour répondre à des besoins de plus en plus complexes, l'entreprise doit être flexible, créative et innovante.
Or l'adaptation, la flexibilité, la créativité et l'innovation... ne sont pas les qualités principales d'une machine...ou d'un robot.
(Mais ce sont les qualités naturelles des organismes biologiques, nous y reviendrons...)
En 1984, l'industriel Japonais Konosuke Matsuchita, déclarait à propos des Etats-Unis: "Vos entreprises reposent sur le modèle de Taylor. S'agissant de vos esprits, c'est encore pire: Vos patrons se chargent de la réflexion et vos employés manient le tournevis [alors que] le monde économique exige la mobilisation de la moindre parcelle d'intelligence" (On note qu'il ne disait même pas ça pour le bien-être des salariés, mais bien pour celui des entreprises dans un environnement compétitif).
Aux USA, Toyota est restée à l'abri des conflits du travail en appliquant la philosophie dont parlait Matsuchita.
En 1984, Toyota s'associe avec General Motors à Fremont aux USA, et reprend l'usine de NUMMI, un site autrefois chargé en conflits sociaux: la pire usine du groupe General Motors en terme de productivité. L'absentéisme y atteint alors des records (20%) et les ouvriers dealent de la drogue sur le parvis de l'entreprise.
La première année, bien que les ventes soient inférieures de 30% aux objectifs, il n'y a pas de chômage technique: les ouvriers suivent des formations et des congés payés supplémentaires sont accordés. Quelques années plus tard, avec les mêmes employés, et sous les pratiques de management de Toyota, qui délègue réellement du pouvoir de décision aux ouvriers, l'ancienne usine de General Motors devient la meilleure ligne de production du groupe.
Jeff Sutherland, le guru du mouvement agile, co-fondateur de la méthode scrum, déclara en 1994 que General Motors déposerait le bilan dans 20 ans face à Toyota. Il fût censuré pour cette déclaration "anti-américaine" (9).
En 2008, General Motors dépose effectivement le bilan (avant d'être recapitalisé par l'état américain).
En 2012, Toyota devient le premier constructeur mondial en chiffre d'affaire.
Le label, plus contraignant que le marquage "Made in France" impose que plus de 50% du prix de revient unitaire du produit doit être acquis en France.
"Cela montre que produire en France est possible" avait déclaré Makoto Sano, président de l'usine Toyota. On aimerait entendre la même chose de la part des patrons et certains hommes politiques français qui geignent sans cesse sur le "coût du travail".
La Toyota Yaris a été la première voiture grand public hybride commercialisée en Europe.
En quoi est-ce important?
Parce que, d'après les psychologues ayant étudié le sujet, la motivation intrinsèque évoquée dans l'article précédent, repose sur trois facteurs:
- Un but, une vision noble, un objectif de nature à "inspirer" les salariés
- La recherche de la maîtrise (d'une activité ou d'un domaine)
- L'autonomie (la liberté de s'organiser pour atteindre le but)
La vision d'entreprise de Toyota: "Construire, en France, la première voiture européenne hybride grand public" constitue une vision de nature à susciter la motivation intrinsèque des salariés français.
Je précise que cet article n'est pas une pub pour Toyota :) (11)
D'ailleurs, Toyota ne fait pas partie des entreprises dont je vais parler dans les prochains articles et qui ont su carrément renverser le paradigme "scientifique", mais son histoire est intéressante car elle contient en germe quelques-unes des raisons pour lesquelles ces entreprises ont changé d'organisation.
Sources:
(1) "Liberté et Cie" - Brian M. Carney, Isaac Getz
(2) "Morning Star - Harvard Business Review" - Gary Hamel
(3) "La belle histoire de Favi - l'entreprise qui croît que l'homme est bon" - Jean-François Zobrist
(4) "Reinventing organizations" - Frederic Laloux
(5) Vidéo de Frédéric Laloux
(6) "The human side of entreprise" - Douglas Mc Gregor
(7) Source: wikipedia - (N'oubliez pas de faire un don)
(8) "A theory of human motivation" - Abraham Maslow
(9) "The Roots of Scrum" - Jeff Sutherland
(10) "The new new product development game" - Hirotaka Takeuchi et Ikujiro Nonaka
(11) D'ailleurs, je n'ai pas de Toyota
(5) Vidéo de Frédéric Laloux
(6) "The human side of entreprise" - Douglas Mc Gregor
(7) Source: wikipedia - (N'oubliez pas de faire un don)
(8) "A theory of human motivation" - Abraham Maslow
(9) "The Roots of Scrum" - Jeff Sutherland
(10) "The new new product development game" - Hirotaka Takeuchi et Ikujiro Nonaka
(11) D'ailleurs, je n'ai pas de Toyota
Marrant, sur la bureaucratie, je viens d'acheter le dernier livre de David Graeber. Ex exergue sur la couv' "il faut 1.000 fois plus de paperasse pour entretenir une économie de marché libré que la Monarchie Absolue de Louis XIV"
RépondreSupprimerEn effet, la bureaucratie, chère à Max Weber devait permettre l'établissement d'une organisation de la société fondée sur le droit, plutôt que sur le pouvoir discrétionnaire des individus.
RépondreSupprimerPar exemple, depuis la scandale de la société Enron aux USA (société qui avait déjà une organisation comptable pléthorique), on a par exemple, renforcé la bureaucratie comptable (loi SOX), censée protéger le système de ses propres failles, c'est à dire prévoir l'imprévisible, ce dont un système basé sur une justice discrétionnaire n'a cure.
Mais ce genre de loi pénalise 99% des entreprises. Pour prévenir un problème qui ne s'est posé que dans quelques unes, la lourdeur bureaucratique s'impose désormais à toutes.
Je précise que Graeber est anthropologue mais aussi ... militant anarchiste ;)
SupprimerLa bureaucratie est apparue dès les premières sédentarisations humaines notamment pour collecter l'impôt. En gros, fin des chasseurs-cueilleurs = début de la bureaucratie. Et plus les sociétés deviennent complexes, plus il y a de bureaucratie. Une sorte de tribu à payer à la complexité quelque part. Mais bon, c'est aussi pour faire tourner la bureaucratie que l'écriture a très certainement été inventée. Comme quoi ...
Un tribu à payer en effet, mais qui a ses limites.
SupprimerOn le voit bien dans la tendance à la judiciarisation de le société où tout ce qui n'est pas interdit formellement par une loi bureaucratique est permis. Un bon exemple est l'"optimisation fiscale" ou le seul guide des entreprises et de leurs avocats fiscalistes est d'échapper au cadre juridique.
Le sens civique, le morale ou "l'esprit de le loi" ont totalement disparu des critères de décision.
Seul compte l'alinéa 34b qui leur permet d'échapper à l'impôt.
Récemment encore la polémique 'volkswagen' sur les tests censés encadrer les rejets des véhicules diesels : on apprend que tous les constructeurs fabriquent des véhicules 'gold' spécialement conçus pour passer les tests et qui ne correspondent pas aux véhicules mis en circulation.
En 2009, la crise immobilière, puis bancaire où l'on s'aperçoit que les banques et assurances ont joué avec le système, jusqu'à dépasser toutes limites.
Autre exemple de bureaucratie totalement inefficace: le Crédit Impôt Recherche, censé booster la recherche en France, et qui en fait ne booste rien d'autre que des cabinets conseils en optimisation fiscale.
Autre exemple où la bureaucratie essaie de prévenir des risques infinitésimaux avec des lois inutiles, comme la loi qui oblige à mettre des barrières autour des piscines privées.
Je pourrais probablement citer une centaine d'autres exemples où la bureaucratie ne protège rien ni personne à part elle même et pour un coût sur la société totalement disproportionné.
Je précise que je ne suis pas anarchiste :)
Tiens au fait, je suis en train de lire "une question de taille", le livre que tu m'as prêté, où il y est question de la machinerie bureaucratique associée à la santé. :)
Supprimer"L'OMS fait de le santé un idéal édénique, dont chacun peut réclamer la réalisation comme un droit. Les besoins sont donc infinis et conduisent à une pénurie (...) de lits, de prévention, de dépistage, d'IRM, de nouvelles molécules, de soins palliatifs, de personnel, d'assurances... (...) la frénésie médicale actuelle est une manifestation caractérisée de ce que les grecs appelaient hubris (...) bien sûr il nous appartient de lutter contre la mort mais cette lutte ne doit pas devenir un déni de mortalité"