Dans l'article "les illusions cognitives", j'ai dénoncé les biais cognitifs auxquels nous soumet notre système 1 (la pensée intuitive) et j'ai tenté de rétablir un certain équilibre dans cet article qui explore le rôle fondamental des émotions et des intuitions dans la prise de décisions.
Tout le long de la saison 2, j'ai exploré les erreurs auxquelles peuvent nous mener un excès de confiance dans l'un ou l'autre de ces deux systèmes cognitifs dont nous sommes dotés (intuitif et rationnel).
J'espère avoir atteint l'objectif déclaré dans l'introduction, qui était de réduire notre niveau de confiance dans la croyance que nous pouvons connaître, prévoir et maîtriser totalement le monde qui nous entoure avec notre seule raison.
Cependant, les limites respectives de nos 2 systèmes de pensée (rationnelle et intuitive) vous auront peut être laissé dans une certaine perplexité.
Quand peut-on se fier à nos intuitions et quand peut-on se fier à notre raisonnement rationnel ?
Le livre de Malcolm Gladwell - "Blink" (1) explore les situations dans lesquelles la pensée intuitive peut être parfois plus efficace que la pensée rationnelle.
Le livre débute en 1983 lorsqu'un négociant en art nommé Gianfranco Becchina approcha le musée J. Paul Getty en Californie pour lui proposer une statue de l'Antiquité Grecque, un kouros datant du sixième siècle avant JC (voir ci-contre).
Becchina en demandait 10 millions de dollars.
Le Getty commanda deux études scientifiques pour authentifier la statue. La première consistait à mesurer les ratios isotopiques en carbone et en oxygène et retraça la provenance du marbre à l'île de Thasos.
La seconde consistait en une analyse spectrométrique, et mettait en oeuvre la cristallographie aux rayons X et la spectrométrie de fluorescence X.
La conclusion était que la statue était composée de dolomite (formule chimique CaMg(CO3)2) nappé d'une fine couche de calcite, et que le dolomite ne peut se transformer en calcite qu'après plusieurs centaines d'années.
En résumé: La statue était parfaitement authentique.
Quatorze mois après le début d'une longue enquête juridique et scientifique, le Getty fit donc l'acquisition de cette superbe la statue.
Mais Federico Zeri, expert en histoire de l'art et membre du conseil d'administration du Getty, qui fût le premier à voir la statue, déclara que quelque chose n'allait pas. (sans savoir dire quoi)
Plus tard, lorsque le conservateur montra la statue à Evelyn Harrison, une spécialiste en art grec ancien, elle déclara instinctivement "Je suis désolée d'apprendre que vous allez l'acheter".
De même, lorsque Thomas Hoving, ancien directeur du Metropolitan Museum of Art de New York, vit la statue, il eût un mouvement de recul: "Avez-vous payé pour ça? Si oui, essayez de récupérer votre argent. " Mais sans pouvoir dire pourquoi.
L'inquiétude monta chez les administrateurs du musée, qui décidèrent d'organiser un symposium à Athènes avec des experts de l'art grec antique.
Dès le début du symposium, Angelos Delivorrias, directeur du musée Benaki à Athènes déclara qu'il avait ressenti une "intuition répulsive" à la vue de la statue.
Georges Despinis , directeur du musée de l'Acropole, déclara "Quiconque a déjà vu une statue sortir de terre pourrait dire que cette chose n'a jamais été en terre".
Comment se fait-il que les juristes et les scientifiques du Getty, étaient parvenus, au bout de plusieurs mois d'enquête approfondie, à une conclusion, tandis que les experts en archéologie, munis de leur seule intuition, parvenaient, en un éclair, à une conclusion opposée?
Et qui avait raison?
Mais, petit à petit, le dossier du Getty se fissura.
On découvrit que certaines lettres, dont les juristes s'étaient servis pour retracer l'histoire du kouros, et datées de 1952, avaient un code postal qui n'avait été créé que 20 ans plus tard.
Une autre lettre, datée de 1955, se référait à un compte bancaire qui n'avait été ouvert qu'en 1963.
Enfin, après une analyse plus approfondie, un autre géologue conclut qu'il était possible de vieillir artificiellement du dolomite avec de la moisissure de patate.
Bref, le désormais tristement célèbre kouros est probablement un faux.
Comme déjà expliqué dans cet article (Les illusions cognitives), la méthode rationnelle est une méthode lente, alors que la méthode intuitive est rapide, mais parfois trompeuse.
Or, le problème du kouros est intéressant parce qu'il constitue un exemple de cas où la méthode lente (rationnelle) se révèle plus trompeuse que la méthode intuitive, qui cumule donc l'avantage de la rapidité et de la justesse.
Daniel Kahneman et Gary Klein sont les chefs de file de deux écoles de pensée opposées de la psychologie expérimentale, et qui défendent des points de vue divergents quant à l'efficacité de nos intuitions:
- L'école des biais heuristiques (HB: Heuristic Bias) représentée par Kahneman, pense que l'intuition est essentiellement trompeuse. Elle étudie les biais cognitifs et comportementaux et se méfie du niveau de confiance des "experts".
- L'école dite "naturaliste" (NDM: Naturalistic Decision Making), représentée par Klein, étudie des professionnels en situation réelle (pompiers, militaires, joueurs d'échec, sages-femmes etc.) qui prennent des décisions sous la pression du temps en se basant essentiellement sur leurs intuitions malgré les incertitudes. (2)
Ces 2 sommités de la psychologie comportementale ont confronté leurs points de vue lors d'une longue collaboration (8 ans) qui leur a permis de publier un article au titre appétissant: "A failure to disagree" (3)
Malheureusement pour les administrateurs du Getty, les "experts" juridiques et les études géologiques avaient rendu un avis positif sur l'authenticité du kouros. L'un des deux géologues a même publié une thèse sur sa méthode d'authentification innovante à la suite de ses recherches.
Encore une preuve, s'il en était besoin, du niveau de confiance exagéré des "experts" et des inconvénients de la segmentation du savoir: On ne sait plus à quels experts se fier.
Dans leur article commun, Kahneman et Klein tentent de clarifier les conditions dans lesquelles l'intuition est efficace. Voici leurs conclusions:
1. Les deux auteurs s'accordent sur le fait que l'intuition n'a rien de magique. Elle n'est rien d'autre qu'une réminiscence d'une situation passée.
2. L'intuition peut provenir soit d'une réelle expertise (NDM), soit d'un biais cognitif (HB). Dans les 2 cas, la sensation est la même.
3. Les vrais experts ne savent pas d'où proviennent leurs intuitions. Les non-experts le savent encore moins.
4. Les vrais experts, soi-disant, savent quand ils ne savent pas (dans leur domaine). Mais les non-experts (qu'ils en soient conscients ou non) ne savent pas quand ils ne savent pas, ce qui fait que la sensation de confiance subjective n'est pas un indicateur fiable de la validité d'une intuition.
(ndlr: Ce point est fondamental car il signifie qu'un expert dans un domaine ne l'est pas sur un domaine adjacent et pourra donc tirer des conclusions dans un domaine ou son expertise ne s'applique pas, avec le même niveau de confiance. Ce problème se cumule à un biais cognitif qui fait qu'on a tendance à faire confiance aux gens qui ont confiance en eux. Les deux peuvent avoir un effet boule de neige catastrophique)
5. La validité d'un jugement intuitif demande l'analyse des conditions dans lesquelles ce jugement est prononcé. L'environnement doit être régulier et l'expert doit avoir l'opportunité d'apprendre les régularités de son environnement à travers une "boucle de feedback" immédiate et suffisamment fréquente.
6. La validité de l'environnement dépend des relations qui existent entre des indices identifiables et les conséquences des actions réalisées. Les médecins ou les pompiers pratiquent des métiers à validité relativement élevée alors que l'économie ou la politique sont des environnements à validité nulle.
7. Validité de l'environnement et incertitude ne sont pas incompatibles: la guerre et le poker sont des environnements valides bien qu'incertains: les meilleurs mouvements augmentent de manière fiable et significative les chances de succès.
8. Alors qu'une vraie expertise ne peut se développer dans un environnement irrégulier ou imprévisible, certains individus prendront parfois de bonnes décisions par hasard (4). Ces individus seront alors susceptibles de succomber à l'illusion d'expertise et à une confiance en soi injustifiée (sur-confiance). Les deux psychologues soulignent que l'industrie financière regorge d'exemples de ce type. (5)
9. Le fractionnement des connaissances est une autre source de sur-confiance. Les experts sont souvent appelés à rendre des jugements dans des domaines adjacents dans lesquels ils n'ont pas de réelle expertise, ce qui rend difficile pour les experts eux-mêmes et ceux qui font appel à eux de déterminer les limites de leur vraie expertise. (voir les conclusions numérotées 3 et 4)
10. Dans les environnements à faible validité, des algorithmes peuvent dépasser les performances des humains car ils ont l'avantage de la cohérence. Toutefois, les deux auteurs soulignent que l'introduction d'algorithmes pour remplacer les décisions humaines peut provoquer des effets secondaires indésirables (biais d'automatisation)
Les "experts" sollicités par le Getty pour conduire l'étude d'authenticité (géologues et juristes) sont un bon exemple de la segmentation des connaissances: bien qu'experts de leurs domaines (juridique et géologique), leur expertise ne s'étend pas à savoir authentifier (de manière intuitive) une statue antique.
Ces "experts" conduisent d'ailleurs leur étude sans se fier à leurs intuitions, mais bien à des méthodes rigoureuses et rationnelles.
Dans le cas du Getty, nous observons donc une baisse de performance dans la prise de décision, liée à la mise en oeuvre de la méthode rationnelle, avant d'avoir confirmation, par la même méthode rationnelle, mais beaucoup plus tard (trop tard):
1. D'un doute quant aux conclusions de l'analyse géologique (voir le piège de l'induction: on ne sait pas ce qu'on ne sait pas)
2. D'erreurs dans l'enquête juridique (biais de confirmation)
Le tout vient finalement confirmer l'intuition initiale et immédiate des experts en archéologie.
On constate que le temps est un facteur déterminant: la méthode rationnelle porte ses fruits, mais après un temps très long.
Le cas du Getty est révélateur de 4 préjugés concernant les intuitions, qui sont particulièrement répandus dans nos cultures occidentales, mais ignorés, car conflictuels avec le paradigme dominant de notre culture:
Préjugé n°1: Je n'ai pas de préjugés
Les administrateurs du Getty avaient une sérieuse envie d'acheter le kouros, qui donnerait au musée un rayonnement tout particulier, puisque le kouros serait le premier kouros quasiment intact sur le marché de l'art. L'envie que le kouros soit authentique a probablement joué un rôle important dans la décision d'achat.
Préjugé n°2: Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement
Les experts ne surent pas dire ce qui n'allait pas, bien qu'ils avaient raison.
Préjugé n°3: La méthode rationnelle est toujours supérieure à l'intuition
Préjugé n°4: Plus j'ai d'information, mieux c'est
Nous examinerons chacun de ces 4 préjugés dans les prochains articles.
Références:
(1) Blink - Malcolm Gladwell
(2) J'invite mon ami Nicolas Quint à écrire un article sur le cas particulier des pilotes d'avion qu'il a étudié de fond en comble.(3) A failure to disagree (article complet)
(4) Voir "le hasard sauvage" - Nassim Nicholas Taleb
(5) Voir aussi "le cygne noir" - Nassim Nicholas Taleb
Votre citation d'Einstein n'est pas d'Einstein.
RépondreSupprimerhttp://www.drgoulu.com/2008/11/26/ce-queinstein-na-jamais-dit/#comment-2451054988
Merci pour l'info.
SupprimerEn effet, dans "comment je vois le monde", elle n'y est pas.
Par contre, il semble que Einstein se servait beaucoup de ses intuitions (est ce pour cela qu'il n'a jamais totalement accepté les conséquences de la théorie quantique ?)
Ne voulant pas repandre de fausse citations, j'ai supprimé l'illustration.
SupprimerPour sa provenance, voir ici : http://quoteinvestigator.com/2013/09/18/intuitive-mind/
Merci encore.