mercredi 10 février 2016

Préjugé numéro 2: Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement

Nous préjugeons habituellement que la réflexion consciente est toujours supérieure à l'intuition pour prendre une décision.
Le cas du musée Getty (voir article précédent) montre que ce n'est pas toujours le cas.

Nous préjugeons aussi que "ce qui se conçoit bien s'énonce clairement", c'est à dire qu'on a réellement la connaissance de quelque chose lorsqu'on est capable de le verbaliser.

Ainsi écrivait Nicolas Boileau en 1674 dans "L'Art Poétique":

"Avant donc que d'écrire, apprenez à penser.
Selon que notre idée est plus ou moins obscure,
L'expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.
Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément."

Imaginons que je sois inspecteur de police et que je cherche à trouver une personne, inconnue de vous, mais que vous avez rencontré récemment (un serveur au restaurant, ou une personne dans le bus par exemple)
Si je vous demande de reconnaître son visage parmi un ensemble de personnes, vous en seriez capable de manière intuitive. Votre cerveau procédera de manière quasi-automatique, aidé en cela par une zone dans notre cerveau, appelée "Fusiform Face Area", qui est spécialisée dans la reconnaissance des visages.

Mais une expérience des psychologues Jonathan Schooler & Tonya Engster-Schooler en 1990 a montré que si je vous demande d'abord de décrire cette personne en détail (couleur de cheveux, habits, colliers etc.), puis que je vous demande, ensuite, de reconnaître son visage parmi d'autres, vous deviendrez alors moins capable de la reconnaître.
Ce phénomène est connu des psychologues sous l'appellation "verbal overshadowing" (1) (éclipse verbale).

Cette expérience montre qu'il existe un type de connaissance qui est perdue ou détruite lorsqu'on la rationalise, démentant ainsi l'adage de Nicolas Boileau "ce qui se conçoit bien s'énonce clairement".

Cette connaissance est certes subjective et intuitive, et, en tant qu'individus soumis au paradigme scientiste, nous avons tendance à la rejeter pour ces deux raisons.
Elle n'en reste pas moins de la connaissance (importante pour moi qui suis temporairement inspecteur de police, pour les besoins du raisonnement) et il apparaît donc clairement que le fait de verbaliser, de "coller des mots" et de rationaliser, détruit de la connaissance.

Le fait de rationaliser un phénomène inconscient peut donc porter atteinte à son efficacité.

Notre société privilégie la connaissance verbalisable, exprimable sous forme de mots car, étant exprimée, elle nous semble devenir à la fois plus objective, mais elle devient également discutable (soumise au débat) est facilement transmissible.
Nous la trouvons d'ailleurs idéale si elle est "encodable" sous forme de "bits d'information" car elle a ceci de pratique qu'elle peut être stockée en dehors d'un corps.
On pourra la stocker dans un livre ou dans un ordinateur, par exemple, ou même dans le cerveau d'un autre individu; c'est à dire des endroits où on peut stocker des images, des mots ou des sons.
Ceci lui confère une certaine pérennité et une universalité à laquelle ne peuvent prétendre d'autres types de connaissance, notamment les connaissances intuitives et subjectives.

Ainsi, de nos 5 sens, notre société en privilégie nettement deux: la vue et l’ouïe.
Les 3 autres: l'odorat, le goût ou le toucher sont, comme certains légumes, oubliés.

Comme le dit Olivier Rey (3), "On peut numériser des images et des sons mais pas des sensations tactiles ou des odeurs". On ne peut pas rationaliser, numériser, ou "encoder" le goût, l'odorat ou le toucher, car il faut un corps pour sentir, goûter ou toucher.
Ce sont nos sensations qui provoquent nos émotions et il faut un corps pour sentir.
Le grand défaut que nous trouvons d'ailleurs aux sensations olfactives est qu'elles pénètrent en nous à travers la respiration, comme aucune autre sensation, et leur impact émotionnel est fulgurant.
On peut tenter de décrire les sensations et de transmettre des émotions sous forme de mots (exemple: La fameuse madeleine de Proust) mais c'est un Art plus qu'une Science, car l'information transmise est subjective.

On doit donc admettre qu'une partie de la connaissance humaine est intuitive, non "énonçable" (sans perte), et subjective, c'est à dire non "rationalisable".
Ne pouvant être convertie en mots, elle n'est donc pas facilement accessible à tous mais surtout, elle reste en tout état de cause "subjective" (dépendante du sujet) et partageable uniquement par l'art ou par l'expérience. 

L'existence d'une connaissance intuitive, subjective, diffuse, de nature entropique et prisonnière d'un "corps" nous force, nous qui nous voulons rationnels, à admettre que chaque être humain est unique et possède une part de connaissance qu'aucun autre être humain ne possède (et ne possédera potentiellement jamais).

Les Inuits perçoivent la neige d'une manière plus fine que nous.
Les Gitans de la mer voient plus clairement que nous sous l'eau. (4)
Les abeilles voient des couleurs dans les fleurs que nous ne verrons jamais (elles voient les infrarouges). (5)
La perception d'un Gitan de la mer sous l'eau nous est à priori inaccessible (sans un long apprentissage) et reste, quoiqu'il en soit, subjective. Je ne peux pas dire ce que ça fait d'être un Gitan de la mer, un Inuit ou une abeille.
L'expérience subjective doit-elle pour autant être dévalorisée ou dépréciée par rapport à la connaissance objective? A-t-elle moins de valeur?

Pour notre société, la réponse est "oui": une connaissance doit devenir objective pour avoir de la valeur. Nous n'admettons la différence de couleur entre deux fleurs que lorsque nous pouvons la mesurer. Nous n'admettons la différence de couleur de neige que si nous pouvons la mesurer. Nous exigeons des preuves scientifiques. La confiance n'est pas notre tasse de thé.
Mais nous sommes forcés d'admettre que cette défiance en l'expérience subjective d'autres individus, si elle nous protège des hurluberlus et des manipulateurs, peut, en d'autres occasions, nuire à notre efficacité, puisqu'elle nous prive de ce corpus de connaissance subjective:
C'est ce que j'ai illustré avec l'histoire du musée Getty où les administrateurs du musée avaient choisi de faire confiance à la science (la plus "dure") plutôt qu'à l'intuition des experts.

Evidemment, un expert peut aussi être un escroc, avoir des intérêts cachés, des motivations inconscientes ou être sujet à des biais ce qui nécessite au minimum une mise à l'épreuve du jugement de l'expert et une analyse des conditions dans lesquelles il se prononce.
Parfois, un simple débat contradictoire avec des non-experts est suffisant, moyennant, encore une fois, un contrôle des conditions dans lesquelles le débat a lieu (pour éviter d'autres biais, notamment sociaux, comme le conformisme ou l'effet de halo).

Dans le cas du musée Getty, la vérité a été découverte en réunissant les deux types de connaissances: intuitive et rationnelle, subjective et objective.
Mais nous avons tendance à segmenter et à privilégier la seconde au détriment de la première pour plusieurs raisons, dont l'une (et pas la moindre) est qu'il vaut mieux dans nos sociétés, avoir tort sur la base d'un chiffre que sur la base d'une intuition. (et en général, il vaut mieux ne pas avoir tort du tout, notre société étant devenue intolérante au risque)

Les expériences de psychologie expérimentale montrent que les experts d'un domaine sont moins sujets au phénomène d'éclipse verbale. Cela viendrait du fait qu'ils ont les mots pour le dire, le vocabulaire adapté pour décrire leurs sensations.
Par exemple, les œnologues ou les physionomistes, c'est à dire des individus qui ont appris à mettre des mots sur leurs sensations sont moins sujets au phénomène d'éclipse verbale". Mais quiconque a quelques connaissances en œnologie pourra constater que le vocabulaire de l’œnologie n'a rien d'objectif ou de scientifique: c'est un vocabulaire plutôt imagé, voire poétique, et qui appelle l'autre à résonner plutôt qu'à raisonner.

Il est amusant de constater que la croyance répandue qu'il existe plus de mots Inuits pour décrire la neige est contestée par les linguistes (6), mais on peut noter que cette contestation est une polémique autour de la définition de ce qu'est un "mot" (7). Par exemple: "faut-il distinguer neige et neigeux ?". Faut-il compter uniquement les racines des mots?
En fin de comptes, le fait que les Inuit aient plus de nuances, d'expressions, ou de moyens quelconques de décrire la neige n'est pas contesté, mais il est difficile de le mesurer objectivement.

Ainsi donc, posséder un vocabulaire approprié permet de moins s'embrouiller lorsque nous verbalisons nos connaissances intuitives, ce qui pourrait finalement donner en partie raison à la citation de Nicolas Boileau.

Alors que les émotions sont fondamentales dans la gestion des relations sociales, nous ne recevons aucune formation pratique pour apprendre à les reconnaître, les nommer, et ne pas les confondre avec des sentiments, des jugements ou des opinions, (8) ce qui fait de nous des alexithymiques en puissance.

Et, pour faire le lien avec le thème de la Saison 3, l'expression des émotions est une pratique quasiment proscrite dans les entreprises où le canal est de communication privilégié est dit "professionnel", c'est à dire neutre, impersonnel, froid et rationnel.

Evidemment, s'il paraît déplacé de laisser nos émotions s'épancher en milieu professionnel, il paraît également absurde et irrationnel de nier que nous sommes des êtres émotifs et sensibles. Il est encore plus absurde de nier que nos émotions n'interfèrent pas dans nos décisions soi-disant rationnelles (voir cet article) et il est encore pire de prétendre qu'elles ne sont d'aucune utilité dans les relations de travail.

L'identification et l'expression de nos émotions (savoir les nommer et les identifier) est pourtant à la base de méthodes de communication non violente (8), de même que la reconnaissance de l'altérité et de la subjectivité est à la base des relations humaines: l'autre n'est pas moi, ne communique pas comme moi et ne ressent pas comme moi (9).

En cherchant à tout rationaliser, c'est à dire à convertir en mots et en images et en définitive en "bits d'information", nous nous amputons d'une partie de notre connaissance intuitive et sensuelle du monde, et notre société, lancée dans une quête insensée (et irrationnelle) de "rationalité pure", finit par s'égarer en chimères inhumaines comme le mythe transhumaniste ou celui de la singularité.

Ainsi, nous nous atrophions volontairement en vivant sous l'emprise d'un paradigme scientiste et technologique, ce qui finit par nous faire abandonner le raisonnable pour l'extrême.
Certes, la connaissance intuitive est subjective, non partageable sur un réseau social.
Mais n'en déplaise aux transhumanistes, il faut un corps pour sentir, goûter, et toucher et c'est pourquoi nous ne pouvons pas faire l'amour par Internet.
(Paradoxalement, c'est sur les réseaux sociaux que nous voyons les plus gros déferlements émotionnels, sans aucune mesure ou retenue: ceux-ci semblent canaliser les pulsions et agir comme un défouloir, symptôme moderne d'un besoin manifestement insatisfait ou qui ne semble pouvoir se manifester ailleurs)
Assumer nos émotions c'est assumer notre part animale (10)(11), et il est important de savoir les maîtriser, mais les nier nous coupe de ce que nous sommes, de nos origines et de nos liens avec la nature. Plutôt que de les nier, mieux vaudrait apprendre à les identifier et à les maîtriser (12)

Nous pouvons, individuellement, apprendre des autres en respectant leur perspective et en admettant leur différence, même si celle-ci n'est pas rationalisable, mais cela requiert de la confiance et certaines croyances particulières:
- La confiance que notre ego ne souffrira pas de la différence (paradigme rouge)
- La croyance que les différences sont porteuses de richesse plutôt que de menace (paradigme turquoise)

A mon humble avis, et pour reboucler sur le débat autour de l'article du paradigme scientifique, aucune des conséquences énoncées ici ne contrastent avec une vraie connaissance scientifique: en effet, comme noté dans l'introduction de la saison 2, l'expertise scientifique, elle aussi, requiert un long apprentissage, du temps, et beaucoup d'expérience pour être maîtrisée.
La plupart du temps, il nous faudra donc faire confiance à un expert du sujet, un Inuit de la connaissance scientifique: c'est ainsi que, la plupart du temps, nous tirons parti des connaissances des autres.

Nous savons par ailleurs que les connaissances des autres rétroagissent sur nous (car notre cerveau est mou, de même que le corpus des connaissances scientifiques) et que tous ces liens et toutes ces connaissances réunies forment notre culture et le paradigme dans lequel notre société fonctionne.

Pour faire le lien avec le thème de la Saison 3, notamment dans la gestion des entreprises: l'Humain, les relations sociales et la confiance doivent primer, en particulier sur la pseudo-rationalité qui caractérise trop souvent l'organisation du monde du travail.

Sources:
(1) Verbal overshadowing (article complet)
(2) "100 things every designer needs to know about people" - Susan Weinschenk
(3) "Une question de taille" - Olivier Rey
(4) "Les étonnants pouvoirs de transformation du cerveau" - Norman Doidge
(5) "Sur les épaules de Darwin" - Jean-Claude Ameisen
(6) "The Great Eskimo Vocabulary Hoax" - Geoffrey K. Pullum
(7) Voir Encyclopédie Canadienne ou Charlatans.info
(8) "Les mots sont des fenêtres" - Marshall Rosenberg et Arun Gandhi
(9) Voir les outils MBTI, AT etc.
(10) "L'expression des émotions chez l'homme et les animaux" - Charles Darwin
(11) "Journée du câlin - toucher l'autre" - Angela Sirigu (neuroscientifique) - Le Monde Science - Sur l'épouillage chez les chimpanzés.
(12) "Emotional intelligence 2.0" - Travis Bradberry
(13) La cinquième image provient de la bande dessinée "Lock & Key" de Gabriel Rodriguez et Joe Hill, une excellente BD d'horreur

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Annexe: 
La mémoire et la verbalisation

D'autres expériences sur la mémoire ont montré qu'à chaque fois que vous verbalisez un souvenir, votre cerveau le modifie. Si votre souvenir est incomplet, vous comblez les trous à partir de vos préjugés actuels et des catégorisations que votre cerveau a constitué.
Par exemple, si je vous demande de vous souvenir d'un repas de mariage il y a 20 ans, il est possible que vous vous rappeliez que tante Lucie était présente parce que tante Lucie est généralement présente dans la catégorie "Famille" et que la famille est généralement présente aux mariages. (2)
Du fait que Lucie était effectivement présente, votre cerveau n'a cure: ce qui importe à votre cerveau, c'est la cohérence, c'est à dire de réduire la dissonance cognitive.

De plus, votre confiance en vos souvenirs est exagérée: Ulric Neisser a pu montrer que si on vous demandait de vous rappeler des événements "marquant" et "mémorables", comme par exemple, où vous étiez et ce que vous faisiez le 11 septembre 2001, le récit de vos souvenirs serait différent de celui que vous auriez fait le lendemain de l'événement. (pour 90% des sujets testés)

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