En 1948, Erwin Schroedinger publie "What is life ?" où il partage ses vues de physicien concernant la biologie et notamment sur l'émergence de la vie.
Il y pose cette question en forme d'énigme: "Pourquoi les atomes sont-ils si petits ?". Question détournée de son objectif qui serait plutôt "Pourquoi sommes-nous si grands par rapport aux atomes ?"
Si nous n'étions pas si grands, le choc d'un seul atome pourrait modifier notre trajectoire et nous aurions un comportement chaotique... Le fait que nous soyons grands par rapport aux atomes nous confère donc un comportement dynamique équilibré, c'est à dire que nous ne modifions pas notre comportement quand un atome nous percute: comment est-ce possible ?
Il y propose également le modèle théorique du cristal apériodique et le principe d'ordre à partir de l'ordre pour expliquer l'émergence de la vie.
Pour lui (C'est en 1946), la physique ne s'est occupé que de cristaux périodiques, réguliers (et ennuyeux comme du papier peint sans raccord) tandis que la vie semble émerger de quelque chose de plus complexe, plus varié, plus sophistiqué: un cristal apériodique (qu'il compare aux fresques de Raphael).
Depuis lors, les biologistes adoptèrent le modèle du cristal pour expliquer l'émergence de structure et d'ordre avec diminution d'entropie. Et cette adoption s'avéra fructueuse, puisque c'est ce modèle qui inspira Francis Crick, co-découvreur de l'ADN.
En effet, l'ADN ressemble à s'y méprendre à la description du cristal apériodique faite par Schroedinger dans "What is life ?".
Mais le cristal est une structure statique et il faut enlever de l'énergie à un système pour provoquer une cristallisation, c'est à dire une diminution d'entropie. Or, les êtres vivants consomment de l'énergie.
Dans les années 1980, en se servant des lois du chaos, Ilya Prigogine étudie la thermodynamique du non-équilibre et montre que certains phénomènes physiques hors de l'équilibre peuvent générer une organisation spontanée de la matière au prix d'une dissipation d'énergie. (voir les Cellules de Bénard)
Dans cet exemple, on voit que du chaos des milliards de particules en mouvement peuvent naître des structures ensemblistes régulières qu'il nomme "structures dissipatives" pour insister sur le fait que la dissipation (c'est à dire l'entropie) peut-être à l'origine de structure (C'est à dire d'ordre).
Ses travaux sur ces structures dissipatives lui vaut le prix Nobel de chimie en 1977.
Ses travaux sur ces structures dissipatives lui vaut le prix Nobel de chimie en 1977.
Ainsi donc, du chaos et de l'augmentation d'entropie peuvent naître la structure et la régularité...
La seconde loi de la thermodynamique dit que statistiquement, un système tend à dissiper de l'énergie et à créer de l'entropie, mais Ilya Prigogine montre que dans des conditions particulières (si le système est maintenu hors d'équilibre par une contrainte externe, par exemple une différence chaud-froid), ce système peut également créer de l'ordre.
Pour la première fois, l'entropie n'est plus synonyme unique de désordre mais acquiert une valeur créatrice.
Cette découverte est le thème des deux merveilleux livres d'Ilya Prigogine et Isabelle Stengers: "La nouvelle alliance" et "Entre le temps et l'éternité" où l'on voit enfin une tentative de réconcilier les sciences humaines "molles" avec les sciences dites "dures".
Au vingtième siècle, alors que la physique classique triomphait, et que la science "dominante", déterministe et réductionniste, poursuivait le rêve de parvenir à l'explication ultime de l'univers (certains, utilisant de grands accélérateurs de particules, le poursuivent toujours...), elle découvrait en même temps ses limites:
- Le principe d'incertitude de Heisenberg en physique quantique
- La place de l'observateur et le problème de la mesure en physique quantique
- Les théorèmes d'incomplétude de Gödel en mathématique
- L'aspect holistique de l'univers (le paradoxe EPR)
- La théorie du chaos et en météorologie (qui est plutôt une théorie mathématique, d'ailleurs, mais on mit longtemps à s'en apercevoir car Lorenz publia sa théorie dans une revue de météorologie, ne sachant trop comment classer sa découverte... un dommage collatéral du cloisonnement des disciplines...)
- La relativité du temps et des durées (encore la place de l'observateur) et l'étrange géométrie de l'espace-temps
- L'impossibilité d'expliquer l'irréversibilité à partir de lois réversibles
- L'impossibilité d'expliquer l'émergence de nouveauté à partir de lois déterministes
- La théorie du big-bang (événement qui défie les lois de la physique classique puisque d'entropie négative !!)
Il fallait repenser la physique classique dont les lois ne décrivaient que des phénomènes inertiels, niaient les phénomènes du vivant ainsi que l'évolution créatrice de l'univers (1).
A partir de la théorie du chaos, Ilya Prigogine esquisse une solution nouvelle ou l'entropie et les contraintes imposées par un système sur un autre pourraient être génératrices d'un ordre nouveau par une amplification imprévisible (régime chaotique) des petites fluctuations locale qui l'habitent.
Une instabilité locale, entretenue et amplifiée par un apport d'énergie externe peut ainsi générer des structures qui réagissent ensuite comme un tout et non plus comme des particules isolées.
Une instabilité locale, entretenue et amplifiée par un apport d'énergie externe peut ainsi générer des structures qui réagissent ensuite comme un tout et non plus comme des particules isolées.
Le modèle pour expliquer la molécule d'ADN et la vie ne serait plus le cristal mais le cyclone ou le tourbillon de fumée.
(1) "L'évolution créatrice" est le titre d'un livre du philosophe Henri Bergson
Pourquoi parles-tu d'entropie négative pour le big-bang? Ne serait-ce pas plutôt une entropie de valeur égale à zéro ?
RépondreSupprimerParce que si la théorie du big bang est exacte, la théorie physique classique ne peut pas expliquer la formation de la singularité initiale, qui serait par définition, un phénomène anti entropique. Pour l'expliquer, il faut remettre en cause les fondements de la physique classique déterministe, comme le fait Ilya Prigogyne (voir par exemple cet article :http://pvegalnrt.blogspot.fr/2013/12/chapitre-20-entre-le-temps-et-leternite.html)
SupprimerEn effet, entropie 'négative' n'est pas le bon terme, j'aurais du dire 'décroissante', merci du correctif.
SupprimerEffectivement car si l'entropie positive c'est pour schématiser le désordre, l'inverse du désordre c'est l'ordre donc le niveau zéro du désordre. L'inverse de l'infini c'est le fini pas l'infini négatif.
SupprimerMoi j'imagine le Big Bang comme ça : Lien vers mon image
RépondreSupprimerBelle animation en effet ou l'on voit bien une entropie croissante de zéro à l'infini, suivi d'une décroissance de l'infini à zéro à l'approche de la singularité.
SupprimerEt donc, si la théorie est exacte, et qu'on interprète l'entropie comme du 'désordre' (interprétation que je réfute dans ce blog), nous vivons dans la phase croissante, c'est à dire, celle où le 'désordre' ne fait qu'augmenter... On n'a vraiment pas de bol ! :)
SupprimerIl ne faut pas moraliser le "désordre", mais si la singularité ultime du Big Crunch/Bang c'est un état d'entropie 0, l'Un, l'ordre, l'état unitaire, la coïncidence des contraires, il faut envisager tout ce qui n'est pas de cet état comme l'inverse : entropie infinie, la dualité, le désordre, l'état multiple... La biologie, la communication du vivant créer de l'ordre, résiste à l'entropie car elle a le souvenir, la "nostalgie" d'un état unitaire puisque la flèche du temps est infinie et cyclique, sans début ni fin mais mais passant par ce goulot d'étranglement (entropie 0).
SupprimerVoici un article qui tend à valider cette théorie : http://www.atlantico.fr/decryptage/big-bang-theorie-qui-pourrait-tout-changer-ne-serait-pas-origine-univers-aurelien-barrau-1937264.html#V5EHYUvoHBWJKKT2.99
Supprimer'Il ne faut pas moraliser le désordre': entièrement d'accord. Je dirais même que ce terme est inapproprié et issu d'une mauvaise interprétation (moralement négative) de l'entropie.
SupprimerVoici le schéma corrigé : Lien vers mon image
RépondreSupprimerEn science de manière générale, l’anthropomorphisme nécessaire à la compréhension d'un problème complexe produit dans un deuxième temps une sorte d'effet indésirable qui "moralise" les termes employés... C'est le revers de la médaille mais dès lors que l'on n'en a conscience tout va bien... :-)
RépondreSupprimerPS: J'ai pris ton Blog depuis le début... J'en suis à "Entre le cristal et la fumée - Henri Atlan "... Passionnant et merci pour ça, je n'en décroche plus... Accros telle une drogue...
Merci. Ca fait toujours plaisir. :)
Supprimer"L'anthropomorphisme (...) produit une sorte d'effet indésirable qui moralise les termes employés".
RépondreSupprimerC'est tout à fait vrai et il est vrai aussi que cet effet peut-être atténué lorsqu'on en a conscience.
Malheureusement, je pense que c'est plus qu'un effet secondaire indésirable, c'est tout le paradigme de la société actuelle (au moins occidentale):
1. De voir toutes choses comme pouvant être réduites à la somme de ses parties.
2. De voir le monde comme une forme de "désordre" qui ne fait qu'empirer.
Ce paradigme prend ses racines dans les succès prédictifs de la physique "classique", datant du 17ème siècle, avec l'affirmation du principe d'inertie (Newton).
Par "effet de bord indésirable", cette théorie a instillé dans la société la vision déterministe, dans laquelle une "bonne" particule est une particule "inerte" (qui suit bien gentiment les lois d'inertie) et où la matière n'est "ordonnée" que lorsqu'elle est elle aussi "inerte", "à l'état d'équilibre", c'est-à-dire en un mot "morte".
Or, un paradigme a plus qu'un effet indésirable, c'est carrément un préjugé, qu'on enseigne à l'école, c'est à dire dans nos cerveaux malléables (voir mon article: "la machine molle") et qui empêche la société de voir le monde différemment (voir le "biais de confirmation", maintes fois évoqué dans la saison 2 de ce blog, par exemple, dans l'article "même les sciences dures sont molles").
C'est pourquoi je confronte la physique "classique", reine du principe d'inertie, à la biologie, science du vivant, où le désordre c'est la vie (voir les articles sur le chaos), car c'est là où les contradictions de ce paradigme apparaissent le plus clairement.
PS
Et merci encore de lire ce blog avec autant de passion et de "vie" ;)
C'est précisément pour cette raison que je te suis, pour ta volonté de lier la science "dure" à la biologie, de la confronter à notre vécu, de la salir par nos intuitions "sales" et "impures" car, n'en déplaise aux mathématiciens, c'est bien ça la vie : le désordre et le paradoxe.
RépondreSupprimerJe t'invite à lire ce texte qui fait l'éloge du "paradoxe créateur" et qui, j'en suis certain, va te ravir : http://www.matierevolution.fr/spip.php?article2004